Honoré de Balzac : La Rabouilleuse (1842)

Comme vous le savez sans doute, surtout si vous avez lu mes notes de lecture relatives à l'œuvre de cet immense écrivain, Balzac ne structure pas ses récits comme on le fait aujourd'hui. En effet, aucune division en parties, aucune structure en chapitres, ne viennent alléger la lecture de ses romans. À la lecture, toutefois, on parvient à dégager un certain agencement, ce qui nous permet d’établir que La Rabouilleuse est structurée en trois parties distinctes. Dans la première, l’action se passe à Paris. Dans la seconde, à Issoudun, petite ville du Berry, région du cœur de la France. La troisième se passe toujours à Issoudun, mais il s’agit en quelque sorte de la conclusion du récit. Pour rappel, ce roman figure parmi les Scènes de la vie de province de La Comédie humaine d’Honoré de Balzac. 

Après un long préambule dont l’auteur a le secret, la première partie met en scène Agathe, la fille déshéritée du docteur Rouget, qui vit à Paris avec ses deux fils et une vieille amie. Veuve de Bridau, un fonctionnaire dévoué à Napoléon, elle dispose de très peu de ressources après la chute de l'empereur, sa pension de veuve ayant été considérablement réduite sous la Restauration. Parmi ses fils, sa préférence va à Philippe, le militaire qui a servi Napoléon avec dévotion. Il est grand, assez joli garçon. Au retour d’une expédition au Texas, il revient vivre avec sa mère, amputant son budget déjà assez modeste, car ce joli garçon, refusant de servir la monarchie, s’adonne au jeu, à l’alcool et aux femmes, un train de vie que sa pauvre mère n’est pas en mesure de lui offrir. Quant à Joseph, le benjamin, un jour qu’il visite un atelier de peinture, il ressent une vocation et, depuis lors, il ne jure que pour l’art… au grand dam de sa mère qui finit par accepter car ce fils, plutôt malingre, tire rapidement des revenus de son travail. Les choses auraient pu continuer longtemps si le fils aîné n’allait pas trop loin, empruntant des sommes d’argent à gauche et à droite, volant même les propres membres de sa famille pour assouvir son vice. Un jour, n’en pouvant plus, sa mère le met à la porte, le cœur ravagé par le chagrin. Plus tard, elle apprend qu’il se trouve en prison, accusé d’avoir conspiré contre le régime. Avec son fils cadet, elle décide alors d’aller voir son frère, qu’elle n’a pas vu depuis trente ans, à Issoudun, pour essayer de toucher une part de l’héritage de son père, qui l’a déshéritée sans raison apparente, dans le dessein d’aider son fils Philippe. Et nous voilà en deuxième partie.

Après une mise en situation de plusieurs dizaines de pages, Balzac nous transporte à Issoudun, petite ville près de Bruges. C’est ici qu’on fait connaissance avec cette rabouilleuse, personnage clé de ce roman. Selon Wikipédia, une « rabouilleuse est une personne qui agite l’eau avec une branche pour rabattre les poissons ou écrevisses vers les pièges ». Il s’agirait d’un régionalisme assez peu usité de nos jours, mais on comprend le principe… 

Agathe arrive donc à Issoudun avec son fils Joseph, le peintre. Ils logent chez les Hochon, son oncle et sa tante, dont la maison est située juste à côté de celle de son frère, Jean-Jacques Rouget, une personne plutôt amorphe qui vit dans l’admiration sans borne de Flore Brazier, une jolie femme recueillie par son père alors qu’elle avant à peine douze ans. Sauf que cette dame ne se contente pas du pauvre Jean-Jacques, qu’elle a mis sous sa coupe à la mort du père Rouget. Elle s’éprend de Maxence Gilet, un ancien militaire qui fait la pluie et le beau temps à Issoudun, faisant toutes sortes de mauvais coups au dépens des honnêtes gens de la ville. Flore Brazier, la Rabouilleuse, va même plus loin : elle convainc cet idiot de Jean-Jacques d’accepter ce Max chez lui, de sorte qu’il forme une sorte de ménage à trois. Rapidement, le couple illicite complote tous deux pour mettre la main sur l’héritage de Rouget, complot dont la réussite est menacée par l’arrivée inattendue d’Agathe et de Joseph. Mais Max manœuvre si bien qu’ils finissent par chasser Agathe et son fils qui s’en retournent à Paris plutôt que de subir les attaques répétées des Maxence et de ses complices.

En troisième partie, Philippe, le fils aîné, sort de prison à la condition qu’il soit assigné à résidence pendant une période de cinq ans. L’avocat est un ami de la famille et confie à l’ancien militaire la la mission de rétablir sa famille dans ses droits à l’héritage du père Rouget. Philippe part donc pour Issoudun, sa ville d’assignation. Sur place, il ne perd pas de temps à se mesurer à Maxence Gilet et, en tissant des alliances ici et là, résout la situation à l’avantage de la famille, certes, mais surtout à son propre avantage. Car Philippe, on l’aura compris, s’arroge tous les pouvoirs et finit par revenir à Paris où ses travers du début ne tardent pas à revenir… Il mène alors la grande vie, négligeant son épouse, sa femme et son frère Joseph. Là encore, il va trop loin, ce qui finira par causer sa perte.

Que penser de La Rabouilleuse ? Que du bien… Pour dire la vérité, il y avait longtemps que je n’avais pas lu un aussi bon roman de Balzac, sans doute depuis Splendeur et misère des courtisanes que j’ai lu à l’âge de 19 ans. La Rabouilleuse est un roman dense et riche en intrigues dont les personnages ont cette chair qui nous les rendent vivants, même à cent vingt ans de distance. En plus de dresser le portrait de la mentalité typique des gens vivant dans une petite ville de province, en l’occurrence Issoudun, Balzac explore l’âme humaine à fond, illustrant les travers des hommes et des femmes qui, pour s’enrichir, sont prêts à commettre les pires vilenies. La morale d’Honoré de Balzac est simple : chez les gens de condition modeste, l’intérêt financier s’avère plus fort que les principes moraux, et seule la pratique de la religion permet d’atténuer les mauvais penchants des êtres humains. Voici une citation qui résume assez bien cette assertion :

« N'en déplaise aux faiseurs d'idylles ou aux philanthropes, les gens de la campagne ont peu de notions sur certaines vertus ; et, chez eux, les scrupules viennent d'une pensée intéressée, et non d'un sentiment du bien ou du beau ; élevés en vue de la pauvreté, du travail constant, de la misère, cette perspective leur fait considérer tout ce qui peut les tirer de l'enfer de la faim et du labeur éternel, comme permis, surtout quand la loi ne s'y oppose point. S'il y a des exceptions, elles sont rares. » 

En effet, pour Balzac, « La vertu, socialement parlant, est la compagne du bien-être, et commence à l'instruction. » 

Pour terminer, un mot sur le titre de ce roman qui, à mon point de vue, n’est pas approprié. Le titre original est Un ménage de garçon mais, en 1843, l’écrivain préfère La Rabouilleuse, sans doute d’une couleur locale susceptible d’attirer davantage l’intérêt du lecteur. Or, Flore Brazier s’avère plutôt une victime dans ce roman et, comparativement au duel de coq représenté par Philippe et Maxence, sa place n’est pas aussi centrale que le laisse supposer le titre. Non, franchement, ce titre n’est pas représentatif du contenu et contribue à faire de la femme une tentatrice en droite ligne de la Ève de l’Ancien testament...

Honoré de Balzac : La Rabouilleuse, c1843, disponible sur la plupart des plateformes de diffusion de livres numériques libres de droit.

2021-10-01


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