Ahmadou Kourouma : Allah n'est pas obligé

Il s'appelle Birahima, n’a pas plus de douze ans et est Malinké, une ethnie répandue dans une grande partie de l'ancienne Afrique occidentale française – l'A.O.F. pour les intimes – et même au-delà, au Ghana, au Liberia et en Sierra Leone. Bien qu'il soit né en Guinée, Birahima est élevé dans la concession familiale des femmes de son père, quelque part au nord de Bouaké en Côte d'Ivoire. Là, il suit avec difficulté son cours primaire que, d’ailleurs, il ne termine pas, et, peu avant que sa mère ne décède de la gangrène, cette mère qui a vécu en cul-de-jatte pendant des années, il se retrouve dans la rue, comme des milliers d'enfants d'Afrique. Son père meurt aussi, peu de temps après sa mère, ce père qu'il connaît à peine, de toute façon. En Afrique, quand un enfant se retrouve seul – ce  qui est assez rare, somme toute – et privé du soutien de la famille élargie, la fameuse solidarité africaine ne joue plus, et l'enfant est la proie de tous les prédateurs. Dans le cas de Birahima, ce prédateur prend la forme d'un oncle, un féticheur qui vit d'escroqueries à petite et à grande échelle, vendant la protection de ses gris-gris au plus offrant. Cet oncle, qui a pour nom Yacouba, lui parle d'une tante qui vit quelque part au Liberia, pays aux prises avec des guerres tribales aussi folles que meurtrières, et, pour la retrouver, le convainc de l'accompagner en tant qu’enfant soldat, un « métier » fort en vogue en ces années troubles de 1990.

Sur les routes de l'Afrique de l'Ouest, tantôt dans un camp, tantôt dans un autre, Birahima poursuit son chemin, une kalachnikov à la main, guerroyant comme un grand. Enhardi par le haschich qu'on lui distribue avec générosité, il se bat sans trop se poser de questions, enterrant de temps en temps un camarade tombé au combat, âgé de dix ou onze ans, tout au plus. Du Liberia, pays ravagé s’il en est, il passe ensuite au Sierra Leone, un pays encore plus ravagé, abandonné par les dieux en raison, notamment, de la richesse de son sol qui regorge de mines d'or et de diamants  et qui donc attise la convoitise des trois plus grands groupes ethniques du pays. Quant aux « seigneurs de la guerre », qu’ils s’appellent Papa le Bon, Charles Taylor ou Omika, aucun d'entre eux n'échappe au jugement impitoyablement lucide de ce gamin qui, malgré la présence de son oncle marabout, est tout à fait seul au monde. Un gamin qui a grandi trop vite, beaucoup trop vite.

La vie d’un enfant-soldat dans l’enfer du Liberia et du Sierra Leone n’a rien pour attirer le lecteur occidental. Normal, personne n’a envie de lire ça… à moins d’avoir un sérieux problème de santé mentale! Cela explique sans doute que j’aie tant tardé à entreprendre la lecture de ce roman qui reposait, depuis un bout de temps déjà, sur une tablette de la bibliothèque familiale. Cela dit, une fois qu’on se décide à lire les premières lignes d’Allah n’est pas obligé, les choses prennent une autre tournure… Alors on se rappelle qu’en littérature il ne faut jamais oublier que la forme revêt autant d’importance que le fond. Bref, une fois qu’on y est, on ne peut plus le lâcher, ce livre…  Pourquoi ? Tout simplement parce qu’Ahmadou Kourouma, pour relater ce récit, recourt à une forme originale, inédite même : il fait de Birahima le narrateur, celui qui raconte à la première personne et ce, de manière à ce que ce soit la vision du small soldier qui prédomine, et non pas celle d’un fin lettré perverti par une morale condescendante. Pour raconter sa « vie de merde, de bordel de vie, dans un parler approximatif, un français passable », Birahima utilise les quatre dictionnaires qu’il a sous la main : un Larousse, un Petit Robert, l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et, enfin, un Harrap’s. Muni de ces outils linguistiques, il raconte son histoire en ponctuant ses phrases de définitions des « gros mots » qu’il emploie. Cela donne un rythme, un style et, surtout, un brin d’humour à ce récit qui a tout, pourtant, pour décourager l’humanité tout entière… Le narrateur termine chacun de ses chapitres par des jurons malinké – Faboro (sexe du père), Gnamakodé (batardise), etc. – et c’est plutôt marrant, même si nous, les lecteurs, on ne sort pas tout à fait indemne de ce récit, incapable de comprendre comme on a pu en arriver là…

Un mot sur la signification du titre qui n’est, en fait, qu’un raccourci. Le vrai titre du récit est : « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas ». En effet, Dieu fait ce qu’il veut, quand il le veut et de la manière qu’il le veut. Et surtout, Il n’en a vraiment rien à faire des enfants-soldats, ce dont prend conscience Birahima quand il écrit : « Les enfants-soldats, c’est pour ceux qui n’ont plus rien à foutre sur terre dans le ciel d’Allah ».

Né en 1927 dans le nord de la Côte d'Ivoire, Ahmadou Kourouma a vécu au Mali et en France avant de s’installer dans son pays natal en 1960. Inquiété par le régime du président Félix Houphouët-Boigny, il connaît la prison avant de partir en exil dans différents pays d’Afrique avant de revenir en Côte d’Ivoire où il décède en 2002. Outre Allah n’est pas obligé, Ahmadou Kourouma est l’auteur de Les Soleils des indépendances (Seuil 1970), Monnè, outrages et défis (Seuil 1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (Seuil 1994) et Quand on refuse on dit non (Seuil 2004), la suite du récit de Birahima publié à titre posthume. Allah n’est pas obligé a obtenu le prix Renaudot en 2000 et, la même année, le prix Goncourt des lycéens.  

Kourouma, Ahmadou. Allah n'est pas obligé. Paris, Seuil, 2000.

Mars 2009, mis à jour : 2019

Commentaires