Monica Ali : Sept mers et treize rivières (Brick Lane)

Je ne pouvais pas ne pas faire le compte rendu de lecture de Sourires de loup (White Teeth) – premier roman de Zadie Smith – sans faire celui de Sept mers et treize rivières (Brick Lane) – premier roman de Monica Ali – tellement les similitudes sont nombreuses entre les deux écrivaines. D’abord, toutes deux sont des immigrées de deuxième génération ayant grandi à Londres, la première en provenance de Jamaïque, la seconde du Bangladesh. Ensuite, toutes deux ont fait paraître leurs premiers romans pratiquement en même temps et, dans un cas comme dans l’autre, avec un succès immédiat. Enfin, toutes deux s’inscrivent dorénavant dans le grand courant des romancières britanniques, un courant qui réunit en son sein tant Jane Austen et Emily Brontë que Virginia Woolf et Doris Lessing, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 2007. Mais ici s’arrête la comparaison puisque là où Zadie Smith fait vivre trois familles aux origines diverses dans un récit qui, parfois, confine au burlesque, Monica Ali centre le sien sur Nazneen, une Bangladaise de dix-huit ans envoyée à Londres par son père veuf afin qu’elle épouse un autre Bangladais, un homme « instruit » d’au moins vingt ans son aîné, qui a immigré en Angleterre depuis autant d’années.

Il s’agit de Chanu, un homme que le destin a placé sur sa route, de sorte que le fait qu’elle l’aime ou ne l’aime pas n’a pas vraiment d’importance pour elle. D’ailleurs, toute la vie de Nazneen est guidée par le Destin avec un grand « D ». Plus tard, quand ses deux filles seront en âge d’écouter, elle leur racontera souvent comment elle a été confiée à son Destin, et « comment, grâce à la sage résolution de sa mère, elle avait pu survivre pour devenir la jeune fille sérieuse au visage large qu’elle était aujourd’hui ». Le Destin, c’est le mot magique des pauvres gens – mot davantage accentué dans la tradition arabo-musulmane que dans la civilisation chrétienne, quoique… – mot, donc, qui leur permet d’accepter leurs conditions. Comme Nazneen l’apprendra beaucoup plus tard par l’entremise d’Hasina, sa sœur restée au pays, sa propre mère a fini par prendre le contrôle de son Destin, tout comme elle le fera elle-même à la fin du récit, en empruntant une voie fort différente et, surtout, beaucoup plus heureuse.

Pour le moment, voilà Nazneen à Brick Lane, un quartier de Londres dans lequel les familles d’immigrés s’entassent les unes sur les autres dans des appartements exiguës et délabrés, pour ne pas dire vétustes. Un quartier pauvre, bien entendu, qui traîne son lot habituel de problèmes sociaux : gangs de rue, trafic de drogue, intégrisme religieux, etc. Un quartier, toutefois, où elle se sent à l’aise, où elle arrive à se débrouiller avec son english spoken appris sur le tas, car son mari n’a pas jugé utile qu’elle suive des cours d’anglais à son arrivée à Londres. Chanu n’est pas un mauvais bougre, au fond. À sa manière, il prend soin de sa femme et de ses filles, mais sa vie professionnelle, malgré son bon niveau d’éducation, est un désastre qui le rend amer, irascible. Cumulant échec sur échec, il se résout à accepter, la mort dans l’âme, une place de chauffeur de taxi. Tout au long du roman, on assiste d’ailleurs à la lente désillusion de cet homme occidentalisé qui, à la fin, ayant perdu tout espoir d’une vie digne en Angleterre, choisit de rentrer au Bangladesh avec sa famille, sans lui demander son avis, bien entendu…

Entre temps, Nazneen brave les interdits et goûte au plaisir charnel avec Karim, un jeune homme qui lui livre à domicile des pièces de tissus qu’elle doit coudre pour en faire des vêtements. Une relation passionnelle qu’elle domine, toutefois, car la vie en Angleterre lui a appris au moins une chose : elle sait où mettre ses priorités. Alors, quand son mari concrétise son projet de retour au pays, elle reprend son destin en main et prend les décisions qui s’imposent dans l’intérêt de ses filles adolescentes. Point culminant du récit, le passage au cours duquel Monica Ali décrit le choix ultime de Nazneen, et la réaction désespérée de son mari, atteint un niveau d’intensité qui se situe à la limite du soutenable. Mais qu’on se rassure : Sept mers et treize rivières connaît une fin heureuse, une fin où chacun y trouve son compte, même si certains d’entre nous, avec un regard d’occidental, pourraient en juger autrement.

En fin de compte, Sept mers et treize rivières pourrait se résumer en quelques mots: l’histoire toute simple d’une jeune bangladaise qui découvre petit à petit la vie londonienne. Mais ce résumé serait forcément réducteur, comme tous les résumés. Non, pour comprendre Brick Lane, il faut surtout savoir que ce roman n’a rien de commun avec le discours larmoyant, qu’aurait pu tenir une écrivaine occidentale, sur les mariages arrangés, la soumission des femmes musulmanes ou autres phénomènes du genre, un discours fait de jugements de valeur qui, en fin de compte, ne reposent jamais sur une réelle connaissance du terrain. Tout comme il ne saurait s’apparenter à certains témoignages de femmes du Sud qui, sans être inintéressants, n’ont peut-être pas eu la distance nécessaire à la compréhension de la vie occidentale telle que vécue par ces immigrées, sans qu’elle soit ni idéalisée ni diabolisée. Non, ce qui fait toute la différence, c’est que Sept mers et treize rivières est l’œuvre d’une Anglaise issue de l’immigration, une femme d’une grande sensibilité qui n’a pas oublié la petite fille qu’elle a déjà été, qui ne renie ni le Royaume-Uni ni le Bangladesh, et qui, par-dessus tout, écrit merveilleusement bien.

En terminant, on peut s’interroger sur les titres français assignés à ces œuvres romanesques traduites de l’anglais. Ainsi, le titre original du roman de Monica Ali est Brick Lane, du nom d’un quartier populaire de Londres où vivent de nombreuses familles immigrées. Alors, pourquoi l’a-t-on traduit par Sept mers et treize rivières, un titre qui n’a aucun rapport avec le titre original anglais ? Possible que ce quartier de Londres n’ait pas la portée universelle qu’on souhaitait obtenir en langue française. Alors, on s’est rabattu sur une allusion poétique à la distance qui sépare Dacca de Londres, Nazneen de Hasina, la sœur restée au Bangladesh et qui joue un rôle important dans la chronologie du récit, car l’auteure recourt aux échanges épistolaires entre les deux sœurs pour faire défiler les années. Enfin, la traduction est un art qui m’échappe…

Sept mers et treize rivières est ce genre de roman dont on souhaite ne jamais terminer la lecture tellement on s’attache à ses personnages et à leur univers. Je vous invite, donc, à le lire et je vous garantis que, quand vous l’aurez lu, vous ne regardez plus jamais de la même manière la dame au sari que vous croisez parfois dans une rue de Montréal ou de Toronto, sans savoir si elle vient de l’Inde, du Pakistan ou du Bangladesh.

Monica Ali est née en 1967 à Dacca, au Bangladesh, d’un père bangladais et d’une mère anglaise. Ses parents viennent s’installer à Bolton, en Angleterre, alors qu’elle est encore une petite fille. Plus grande, elle choisit de vivre à Londres où elle fait des études de philosophie à Oxford, puis travaille dans le milieu de l’édition. Elle arrive à l’écriture assez tard mais avec succès puisque Sept mers et treize rivières obtient le Man Booker Prize en 2003.


Monica Ali. Sept mers et treize rivières (Brick Lane) / traduit de l’anglais par Isabelle Maillet. Paris, Belfond, 2004. Disponible en numérique sur plusieurs plateformes, dont celle du Kindle d'Amazon.

Mise en ligne le 2015-02-26

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